Hommage à Jean Glenisson (1921-2010)

glenissonPar Marc Séguin en 2011

Jean Glénisson nous a quittés depuis quelques mois. C’est au savant, à l’animateur des recherches historiques saintongeaises, à l’ami et au maître que je voudrais rendre hommage, à cette place même où il a présidé tant de séances solennelles de notre Académie.
Son incomparable érudition n’avait rien de sévère. Aux archives, il nous est souvent arrivé de beaucoup nous amuser, mais discrètement, comme il convient, dans le silence d’un lieu aussi sacré. A Bordeaux, au moment de la célèbre Affaire Grégory où il travaillait comme expert en écriture, nous avions trouvé un procès du début du XVIIe siècle relatif à un notaire qu’on qualifiait, sans émotion particulière, de « faussaire ordinaire » car son office consistait à reconstituer les archives seigneuriales en vieillissant dans l’urine de vache des parchemins qu’il attribuait ensuite aux XIVe et XVe siècles. Jean Glénisson était enchanté, et il a copié pendant la journée entière, avec l’objectif d’amuser un jour son auditoire avec ces détails insolites. Avec lui, l’histoire n’était jamais la matière rébarbative dont quelques-uns ont gardé le médiocre souvenir. Il lui suffisait d’écouter un exposé pour en tirer tout de suite l’essentiel, poser la question pertinente, souligner le mérite du conférencier et l’encourager à publier son travail. Il manifestait alors une grande indulgence, sauf si le style était déplorable ou l’orthographe défaillante. Il tenait à ce que tout fût écrit dans une langue accessible, refusant le vocabulaire convenu de certains chercheurs, leur « jargon », disait-il, dont la spécialisation tend à faire de l’histoire une matière hermétique.

Il allait avoir 90 ans, ayant vu le jour à Jonzac le 25 janvier 1921. Etudes dans cette ville d’abord, puis à Cognac, chez sa tante, une institutrice du temps de la IIIe République, allergique aux fautes d’orthographe, qui maniait à merveille les subtilités de la grammaire et a contribué à lui léguer le goût de la rigueur. Après une licence d’histoire à Poitiers, il entre à l’Ecole des Chartes dont il sort major en 1946, l’année même de son mariage avec Paulette Fortin, de Saint-Martial-de-Vitaterne. Ce rang flatteur lui vaut de devenir élève de l’Ecole française de Rome, c’était peut-être son titre le plus cher. De 1948 à 1952, il travaille aux Archives nationales et participe à l’inventaire du « trésor des chartes ».
Suit le temps des voyages et de postes lointains. Il part pour cinq ans à Brazzaville où il est responsable des archives de l’Afrique équatoriale française. Combien de fois m’a-t-il dit avoir été profondément ému de trouver un soir un petit Congolais qui essayait de lire un roman sous un réverbère ? Il aurait aimé couvrir l’Afrique francophone de bibliothèques. En 1958, Fernand Braudel lui demande d’assurer la chaire d’historiographie à l’université de Sao Paulo; ni lui ni Madame Glénisson n’ont jamais oublié leur séjour de deux ans au Brésil. De retour à Paris, en 1960, il enseigne à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales. En 1967 il prend la direction de l’Institut de recherche et d’histoire des textes qui dépend du CNRS et le dirige jusqu’à sa retraite, en 1986. La période parisienne est féconde en travaux divers souvent consacrés aux crises des XIVe et XVe siècles. Il enseigne à l’Ecole des Chartes, anime des séminaires, dirige des thèses. Il est élu membre correspondant de l’Institut.
Son autre passion pour la « Littérature de jeunesse » ne s’est jamais démentie ; ceux qui ont admiré ses collections le savent bien. Ils savent aussi qu’il a dirigé en 1994 Le livre d’enfance et de jeunesse en France. Combien de fois avons-nous évoqué Jules Verne ? M’est-il permis de rappeler qu’il dévorait un nombre infini de romans policiers ? L’un de ses auteurs préférés était l’Espagnol Pérez-Reverte, homme de grande érudition, qui se donne pour ambition d’être le moderne Alexandre Dumas et entraîne comme lui ses lecteurs au temps de Richelieu avec les Aventures du capitaine Alastriste.

Jean Glénisson n’a jamais négligé sa Saintonge natale. Dès les années 70, il devient le maître de l’érudition locale. Comment fédérer les énergies ? Avec son sourire si amical, il savait dire à un interlocuteur qui n’avait jamais envisagé de se mettre au travail : « Mon cher ami, il faut que vous m’aidiez. Il n’y a que vous qui puissiez écrire cet article ; et avec vous, je sais que ce sera parfait ». Comment refuser ? L’aventure commence à Jonzac, en 1973, avec une exposition exceptionnelle, Jonzac, un millénaire d’histoire. Il adorait ces manifestations où s’échangent les idées. «J’aurais dû, répétait-il, être organisateur de colloques et d’expositions ».
1975. Dans le premier numéro de la Revue de la Saintonge et de l’Aunis édité par la Fédération des sociétés savantes de la Charente-Maritime qu’il a créée avec Camille Gabet et qu’anime aujourd’hui Jean Flouret, il écrit un article novateur, « La Reconstruction agraire en Saintonge méridionale au lendemain de la guerre de Cent Ans ». Il montre comment, dans ce pays dévasté et dépeuplé, l’Histoire rurale se remet en marche.
L’année suivante, il entre à l’Académie de Saintonge où il succède à Pierre Moisy; en 1982, il en devient le directeur, jusqu’en 1991. Ce sont les « dix glorieuses de Jean Glénisson » écrit François Julien-Labruyère qui rappelle « l’exigence quasi-scientifique qu’il imprime au choix des prix. Avec lui, les thèses universitaires se substituent volontiers aux travaux plus modestes des chercheurs locaux, et le palmarès de l’Académie gagne un caractère sérieux qu’il n’avait pas toujours aussi fortement observé ». Un seul mot d’ordre : la culture, sans sacrifice aux modes.
A Jonzac, en 1977, est créée l’Université francophone d’été Jonzac-Québec; Jean Glénisson, succédant à Rémy Tessonneau, en assure bientôt la présidence. Ce sont des années fécondes, avec beaucoup de travail, de soucis et parfois de découragements. Deux ou trois conférences par semaine pendant tout l’été, avec les plus grands noms de l’Université . Des publications aussi : « ce sont les livres qui comptent, assure-t-il, parce qu’ils resteront ».
1985 marque un tournant avec l’exposition saintaise Agrippa d’Aubigné en son temps, inaugurée par le Président François Mitterrand. Agrippa d’Aubigné, c’est le XVIe siècle, une écriture tenue pour illisible. Jean Glénisson était un excellent paléographe ; c’est lui qui m’a tout appris, dans ce domaine comme dans d’autres. J’ai vite constaté qu’en Saintonge, ce temps n’avait jamais été étudié , et je crois l’avoir entraîné sur cette voie pendant plusieurs années.
En 1999 paraissait un très bel ouvrage, La Saintonge illustrée (1839-1843) René-Primevère Lesson. Il l’avait composé avec l’aide de Pascal Even, Francette Joanne et Philippe Gautret. Il en était très fier et se faisait une joie de l’offrir à ses amis.
Ce spécialiste de l’historiographie savait que l’histoire n’est pas une science, et que chaque époque jette sur le passé un regard qui lui est propre. « Nous aimons, disait-il, modifier les jugements de nos prédécesseurs, et ceux qui viendront après nous souriront de nos certitude ». Il n’y a pas d’Histoire sans documents parfaitement transcrits, et celle-ci ne progresse qu’à partir de nouvelles découvertes; c’est pourquoi il s’est efforcé de redonner vie à la Société des archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis; il en fait célébrer le centenaire en 1974, et la société se remet au travail en 1997. A ce jour, la dernière parution a trait au Copie de lettres (1743-1746) de Jean-Henry Brunet, négociant à Cognac, à partir d’un volumineux registre qu’il souhaitait depuis longtemps porter à la connaissance du public.; c’est chose faite grâce à Alain Braastad. Sa dernière œuvre d’envergure est précisément une publication de documents, les volumes LVI et LVII relatifs à L’Armée d’Aunis devant La Rochelle – 14 mai au 10 novembre 1622 – recueil de la correspondance de Louis de Bourbon, comte de Soissons. Il se donnait pour ambition de continuer l’œuvre de Louis Audiat et de Charles Dangibeaud en mettant à la disposition des chercheurs saintongeais les textes conservés dans les archives extérieures. A Paris, il a fait copier, copier encore, des centaines de documents qui restent inédits. Hélas ! Le temps des érudits curieux du passé local est déjà derrière nous. Les responsables pensent animation plutôt que culture, comme le demandent leurs électeurs.
« Si j’avais à recommencer ma carrière, me confiait-il, je serais historien du XVIIe siècle ». En 1994, il a rédigé une magnifique biographie consacrée au Saintongeais Champlain : La France d’Amérique, voyages de Samuel Champlain, fondateur de la « France d’Amérique », et sa dernière ambition était de diriger une Histoire de l’Aunis et de la Saintonge en 6 volumes, l’équivalent local de l’Histoire de France d’Ernest Lavisse qu’il ne trouvait nullement démodée.
Tel était l’érudit, et l’ami, dont nous déplorons l’absence. Souhaitons que notre Académie reste fidèle à son message, mais soyons bien conscients du fait que les temps qui viennent paraissent de moins en moins favorables à l’érudition, et que la notion moderne de « culture » n’est plus tout à fait conforme à la seule que nous considérions encore comme valable : la sienne.

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