Panorama de l’année culturelle Saintongeaise en 2024
Discours d’ouverture des Prix de l’Académie de Saintonge 2024 : Marie-Dominique Montel
Directrice de l’Académie de Saintonge
Mes chers collègues, Mesdames et Messieurs les élus, chers amis,
l’année a été cruelle pour notre académie qui a perdu cinq de ses grands anciens, Alain Braastad, Jacqueline Fortin, Pierre Dumousseau, Madeleine Chapsal et Jacques Dassié. Ayons une pensée pour eux qui ont porté bien haut les couleurs de notre Saintonge.
Nous allons aujourd’hui couronner les lauréats 2024 et recevoir deux nouveaux académiciens. Vous allez donc entendre des discours et vous vous demandez peut-être à quoi ça sert. Eh bien, permettez-moi de vous dire que certains discours ont un pouvoir extraordinaire et qu’ici, en Charente Maritime, nous en savons quelque chose.
Nous célébrons en effet le 230e anniversaire d’un épisode de la Révolution devenu légendaire, le naufrage héroïque en 1794 du navire le Vengeur. Après un vaillant combat contre les anglais, le capitaine et l’équipage refusèrent de se rendre et de baisser pavillon, préférant s’abimer dans les flots en chantant la Marseillaise. Le nom du capitaine Renaudin est gravé sur l’arc de triomphe de l’étoile et, au Panthéon, une sculpture monumentale immortalise les glorieux marins du Vengeur.
Il appartient d’autant plus à l’académie de Saintonge de saluer leur mémoire que l’équipage venait en grande partie d’ici, du Gua, de Cozes, Rochefort, Marennes, La Tremblade, Mornac, l’Eguille, La Rochelle, l’île d’Aix, Oléron. De surcroit, notre assemblée compte dans ses rangs deux experts, Emmanuel de Fontainieu qui m’a fait découvrir à Cozes le monument à la gloire du Vengeur et Pascal Ferchaud, auteur d’un ouvrage sur le capitaine Renaudin, originaire du Gua comme lui.
Mais revenons en 1794, la situation n’est pas brillante pour la jeune République, la Patrie est en danger, les soldats de l’an deux font de leur mieux mais sans succès, et c’est la Terreur. Au comité de salut public, Robespierre et Saint Just vont rester célèbres. Il en est un que l’on a injustement oublié, c’est Bertrand Barère, l’un des meilleurs orateurs de la Révolution, celui qui prononce le plus grand nombre de discours. Et pour cause, il est brillant. Quand il y a un auditoire à enflammer où une mauvaise nouvelle à faire passer, ses collègues devaient lui dire « Vas-y toi ».
Pour la bataille navale en question, c’est ce qui s’est passé, il a annoncé les pertes avec sobriété (7 vaisseaux tout de même) et puis il est remonté à la tribune tout feu tout flamme faire un discours incroyable : « Imaginez le Vengeur percé de coups de canon, s’entrouvrant de toutes parts, cerné de tigres et de léopards anglais, un équipage de blessés et de mourants, luttant contre les flots et les canons. Tout à coup, tous montent ou sont portés sur le pont, tous les pavillons toutes les flammes sont arborés, les cris Vive la république, vive la liberté se font entendre… »
En quelques phrases, Barère fait du Vengeur le symbole des vertus républicaines et suscite un enthousiasme phénoménal. On donne un opéra intitulé Naufrage héroïque du vaisseau le Vengeur, on commande des tableaux aux peintres, des poèmes aux poètes, et une maquette du bateau pour le Panthéon. On dirait aujourd’hui que le Vengeur devient une icône de la République.
Barrère n’en était pas à son coup d’essai. Quelques mois plus tôt, quand l’armée républicaine essuyait des revers face aux Vendéens, Barrère avait fait passer la pilule en exaltant la mort glorieuse du petit Joseph Bara, un gamin qui gardait les chevaux de son général, à l’écart du combat. Au retour du général, il n’y avait plus de chevaux et le garçon était mort, on n’a jamais su comment. Vous connaissez la suite, le peintre David l’a immortalisé tout nu (alors qu’on lui avait volé ses chevaux, pas ses vêtements) et des rues portent son nom dans toute la France.
L’avantage avec Joseph Bara c’est qu’il était bien mort. Le hic avec les glorieux marins du Vengeur c’est qu’ils n’étaient pas morts en chantant la Marseillaise, enroulés dans les plis du drapeau. Ils n’étaient pas morts du tout. Leur bateau avait bien coulé mais les Anglais avaient envoyé des chaloupes et sauvé la moitié de l’équipage dont Renaudin que le capitaine ennemi a invité à prendre une collation pour se remettre de ses émotions. Cela n’a rien de choquant, c’est la règle dans la marine. Et Renaudin, rentré en France, va poursuivre une belle carrière jusqu’au grade de vice-amiral. Puis, à la retraite, devenir maire du Gua.
Ce qui est inattendu c’est que la vérité ne détrône pas la légende. Bien au contraire. Sous Louis-Philippe (35 ans après) une campagne de presse dénonce « l’ingratitude d’une Patrie qui laisse mourir dans la misère » les sublimes héros du Vengeur. On leur vote donc une pension, pour être morts en chantant la Marseillaise ! Décision paradoxale mais pas trop chère car ils n’étaient plus que six.
Les écrivains romantiques, Alexandre Dumas, Lamartine, s’emparent du sujet et écrivent des envolées magnifiques. On multiplie les tableaux, les chansons. Dans Vingt mille lieues sous les mers, le capitaine Nemo a bord du Nautilus va se recueillir sur l’épave du Vengeur qui, après un combat héroïque, démâté de ses trois mâts, le tiers de son équipage hors de combat, aima mieux s’engloutir que de se rendre, et disparut sous les flots au cri de : Vive la République ! Jules Verne écrit ces lignes sous Napoléon III. Vous pouvez imaginer l’apothéose sous la IIIe République. À Cozes ville natale de Pillet, le second du navire, on élève un monument. Le naufrage du Vengeur est immortalisé sur le socle de la statue de la République à Paris, sur des tableaux, des gravures, des panoramas, jusque sur les protège-cahiers des écoliers et sous la coupole du Panthéon.
Et Barère me direz-vous ? Barère qui parlait si bien ? Contrairement à Robespierre ou Saint Just, il n’a pas été guillotiné. Nos ancêtres en sont témoins puisqu’il a été incarcéré à la prison de Saintes, avant de s’en évader et de vivre jusqu’à 85 ans. On l’a oublié, lui et sa férocité car il était féroce, mais on a gardé le petit Joseph Bara et les héros du Vengeur. Vous voyez, on en parle encore aujourd’hui. C’est bien la preuve du pouvoir des discours.