Panorama de l’année culturelle Saintongeaise en 2020

Panorama de l’année culturelle Saintongeaise en 2020

Discours d’ouverture des Prix de l’Académie de Saintonge 2020 : Marie-Dominique Montel

Directrice de l’Académie de Saintonge

01 montel Je vous propose d’échapper à la pesanteur. Après avoir été cloués sur place pendant des mois lourds d’inquiétude, j’ai pensé que nous aimerions tous prendre un peu d’altitude avec une histoire aérienne : celle d’une célébrité de notre région, une jeune femme née aux Trois Canons, aujourd’hui commune d’Yves, entre Fouras et Châtelaillon. Elle est illustre dans le monde entier. Aux États-Unis ou en Angleterre, des livres lui sont consacrés et même des albums pour enfants. Car cette Charentaise intrépide a été, en son temps, aussi fameuse que les frères Montgolfier. Ils avaient inventé le principe du « plus léger que l’air ». Elle a été la première femme du monde à piloter un ballon.

Elle s’appelait Sophie Blanchard et elle a été une vraie star, aussi connue que Blériot, Gagarine ou Neil Armstrong aujourd’hui. Née sur nos côtes, au joli temps des aérostiers, elle éblouit la France et l’Europe avant de disparaître, en pleine gloire, il y a deux cents ans, dans un accident de ballon.

Sophie a cinq ans quand les frères Montgolfier font décoller, à Versailles, leur extraordinaire invention et que le roi – après avoir hésité – autorise Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes à réaliser le premier vol habité de l’histoire de l’humanité. On est en 1783. L’événement a un retentissement considérable. La mode des ballons déferle sur la France. Les « pilotes » sont les héros du jour et, parmi ceux-ci, la renommée distingue rapidement un jeune Normand casse-cou, Jean-Pierre Blanchard, qui entreprend la première traversée de la Manche en 1785. Parti d’Angleterre, parce que les vents sont meilleurs dans ce sens-là, son ballon flanche au beau milieu de la Manche et se met à descendre de façon alarmante. Blanchard et son équipier jettent à la mer leurs sacs de sable. Rien n’y fait. Ils envoient alors tout leur équipement par-dessus bord. Ils retiennent leur souffle. Doucement, la nacelle allégée recommence à s’élever et le danger s’éloigne. Mais le vol n’est pas terminé et ils perdent à nouveau de l’altitude. Et cette fois, ils n’ont presque plus rien pour délester. Ils sont contraints de se débarrasser du moindre objet, jusqu’à leurs chaussures et tous leurs vêtements. C’est finalement entièrement nus qu’ils vont faire une arrivée (très remarquée !) dans le Pas-de-Calais, deux heures un quart après avoir décollé. Jean-Pierre Blanchard part ensuite pour les États-Unis où il effectue le premier « vol habité » américain et où il reste quelques années.

C’est l’homme que Sophie va épouser. Non sans mal, même si ses parents l’apprécient. Vingt ans plus tôt, quand le roi l’avait expédié en mission à Rochefort, le jeune inventeur Blanchard avait fréquenté l’auberge des Trois Canons. Il s’était lié d’amitié avec l’aubergiste et sa femme qui attendaient leur premier enfant. Selon la légende familiale, Jean-Pierre aurait dit « si c’est une fille, je l’épouserai ». Quoi qu’il en soit, lorsqu’il revient en 1798, c’est le coup de foudre. Elle est vive, jolie, petite (1m45), elle est protestante, elle a dix-neuf ans. Lui en a quarante-trois, il est catholique et surtout… il a oublié un détail : il est déjà marié. La jeune Sophie ne s’embarrasse pas pour si peu et choisit de partir avec lui. (L’histoire ne dit pas si elle s’est enfuie ou si ses parents ont fini par céder). Officiellement, elle sera son assistante. Pendant cinq ans, sa vie s’organise autour des ballons et de la conquête de l’air. Elle suit partout son mari (qui ne l’est pas encore), apprend « sur le tas » comment fabriquer, réparer les enveloppes et les nacelles, produire ou chauffer l’hydrogène et… pour le moment reste au sol car elle n’est pas encore très téméraire !

Ce n’est qu’en 1803, après la mort de la première madame Blanchard, qu’elle épouse enfin son Jean-Pierre et qu’il la convainc de venir fêter l’événement en ballon. Quand Sophie vole avec lui, pour la première fois, ses craintes et ses doutes font place, dit-elle, à « une incomparable sensation ». Bientôt il va lui apprendre à piloter !

Une aérostière professionnelle, c’est du jamais vu et c’est un argument publicitaire formidable. Le public paye sa place pour applaudir les ascensions des époux Blanchard. Leur histoire d’amour au niveau des oiseaux connaît un succès qui leur permet de vivre confortablement. Jusqu’au jour où Jean-Pierre est victime d’un malaise cardiaque, seul pour une fois, dans son ballon ; il fait une chute de 18 mètres et survivra seulement quelques mois à ses blessures. Sophie est dévastée. Mais, à trente ans, la jeune veuve Blanchard, qui devait être agréable à regarder si l’on en croit les portraits, possède une vraie force de caractère. Sans autres ressources, elle décide de reprendre le métier et de voler en solo. C’est une activité très athlétique, et elle est toute petite. Les atterrissages sont souvent sportifs. C’est aussi dangereux qu’exaltant. Et Sophie fait sensation. On vient par milliers admirer « la première femme pilote ». Toute la France la réclame, et puis l’Europe. On la baptise la femme oiseau, elle est la coqueluche du public, bientôt celle de Napoléon 1er qui demande à la rencontrer et la nomme « ministre des ballons ». Il lui confie la mission d’examiner si des aérostiers ne pourraient pas surveiller les mouvements des armées ennemies (ce qui sera fait, bien plus tard pendant la Première Guerre mondiale). Plus pacifiquement, elle rythme de ses ascensions les grandes fêtes de l’époque impériale.

Et Sophie innove, elle est la première à effectuer un vol de nuit, la première à franchir les Alpes, à lancer des feux d’artifice de son ballon. Elle se produit en Allemagne, en Italie… Par exemple, en 1811, elle vole de Rome à Naples avec une seule escale et une ascension à plus de 3600 mètres. Elle vole par tous les temps et partout. Au-dessus des Alpes, le froid est tel qu’elle se met à saigner du nez et, à son arrivée, a le visage couvert de stalactites roses. Un autre jour, non loin d’ici, dans sa province natale, une tempête fait tomber son ballon dans les marais et elle est à deux doigts de se noyer. Une autre fois encore, pour échapper à un orage de grêle, elle monte si haut qu’elle manque d’oxygène et perd connaissance dans la nacelle. On la croit morte. Elle atterrit 14 heures plus tard avec le sourire et elle explique qu’elle a fait « une plaisante petite sieste ».

Quand Napoléon fête son anniversaire, quand il épouse Marie-Louise, Sophie lance du haut du ciel des feux d’artifice à couper le souffle. À la naissance du roi de Rome, elle fait pleuvoir des milliers de faire-part sur les Parisiens éberlués. Même la fin de l’Empire se passe sans encombre pour elle. Louis XVIII lui demande de survoler son entrée solennelle à Paris et la nomme aérostière officielle.

En 1819, Sophie a quarante et un ans. Elle va voler de nuit, en robe blanche avec des plumes blanches sur son chapeau, pour lancer un spectacle pyrotechnique au-dessus des jardins de Tivoli (où se trouve aujourd’hui la place Clichy à Paris). Pour la première fois de sa vie, elle s’est sentie un peu nerveuse au moment de décoller. Au milieu du feu d’artifice, une fusée repoussée par le vent a mis le feu à son ballon. C´était sa 68e ascension. La dernière : en robe blanche et chapeau de plumes blanches, Sophie Blanchard, la femme oiseau, s’est envolée pour toujours…

Nous devrions célébrer cette héroïne aérienne et charentaise. Une jeune femme d’ici qui pensait que le ciel était à portée de la main et… qui avait raison.

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