Panorama de la vie culturelle Saintongeaise en 2004

Séance publique annuelle du dimanche 3 octobre 2004 (Salle Saintonge, Saintes)

Par François Julien-Labruyère, directeur en exercice.

Permettez-moi de commencer cette séance publique par une courte citation : « Jean-François Lumet avait pris la vice-présidence du club d’aviron pour meubler une carte de visite aussi désespérément vide qu’un discours d’intronisation à la docte Académie de Saintonge… » Cette phrase est tirée des Contes de l’entreprise de Jacques-Edmond Machefert, un recueil de nouvelles publié en 2003 aux éditions de la Sarmazelle qui, comme on le sait, veut dire le chiendent en saintongeais ! Comme il s’agit de la seule référence littéraire concernant notre compagnie, je ne peux la manquer. Il est même de mon devoir de vous la livrer. Certes, aux rhizomes du chiendent, j’aurais préféré une brassée de fleurs toutes simples comme la passerose ou le guérit, mais ce n’est plus guère de saison.

Nos discours seraient donc « désespérément vides » ! Acceptons-en la critique. « Bête, bouffi, boursouflé, creux, enflé, futile, insignifiant, insipide, inutile, morne, nul, pauvre, plat, vague, vain » ; telle est la liste établie par le Robert pour les différentes nuances de « vide » au figuré. Quant à « désespérément », son inventaire est encore plus vaste puisqu’il comporte plus de trente occurrences. Donc, parmi les quatre cents cinquante combinaisons qui dérivent du croisement des deux champs sémantiques, je vous propose mes préférées : « lamentablement insipide », « immodérément creux », « mortellement nul », « misérablement boursouflé », « suprêmement inutile » ! Ou encore « extraordinairement insignifiant »… Je crois en effet que ce que nous faisons tous, chaque année le premier dimanche d’octobre, dans cette salle Saintonge, c’est-à-dire assister à l’établissement d’un palmarès de notre culture saintongeaise, peut être considéré comme extraordinairement insignifiant par tous ceux qui n’ont pas compris la vigueur sensible de l’attachement régional. Cette part de nous-mêmes que nous ne méprisons pas, que nous ne surévaluons pas non plus, et qui nous donne une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons en même temps qu’une certaine familiarité entre nous. Autrement dit, comme le soulignait Pierre-Henri Simon, qui nous permet de nous « épanouir en (nous) enracinant ».

Cette disposition d’esprit qui naît du sentiment régional, entre ouverture et intimité, est vraie partout. Ce sont les couleurs qu’elle prend qui la distinguent. Dans notre Saintonge, principalement dans sa partie maritime, ces couleurs varient traditionnellement du délicat, leur état le plus fréquent, à l’éclatant. Avez-vous noté comme cet été 2004 a été peu baigné de cette lumière bleutée, légèrement voilée, qui incline à l’abandon et favorise le retour sur soi ? Il a été au contraire marqué de ciels changeants aux lumières plus crues que d’ordinaire. Comme si la météo s’était calée sur la tendance forte qu’ont eue cette année nos manifestations culturelles à se projeter ailleurs. Comme si elle avait été dominée par des vents venus du Québec…

Les commémorations font bien les choses : partout en France on fêtait à grands renforts de bons sentiments le soixantième anniversaire de la libération du pays, la Saintonge lui préférait un autre drapeau. Il y a quatre cents ans, en 1604, deux bateaux partaient du Havre vers le Saint-Laurent. Ce n’était pas la première expédition vers le grand fleuve canadien, loin de là, puisque le Malouin Jacques Cartier l’avait exploré soixante-dix ans plus tôt et qu’un petit trafic de peaux de castors s’y était déjà établi ; ce n’était pas non plus l’expédition la plus imposante, car de nombreux voyages beaucoup plus conséquents seront organisés par la suite en vue de la colonisation du pays. Non, il s’agissait d’une traversée aux buts avant tout commerciaux. Son promoteur venait d’obtenir l’exclusivité de la traite des fourrures et il avait réussi à habiller son privilège de quelques dispositions qui le rendaient plus respectable : en contrepartie de son monopole sur la pelleterie, il devait faire ses meilleurs efforts pour convertir les « sauvages » à la religion catholique ; dans les contrats internationaux, on dit maintenant « best efforts » tout en sachant que la clause reste de pur style ! À cette fin, une commission royale de Henri IV l’avait nommé « vis-amiral et lieutenant général en Acadie ».

À leur arrivée, ils s’installent dans une île de la rivière Sainte-Croix, sur la côte du Maine actuel, mais nombreux sont les compagnons à mourir de froid durant l’hiver ; les survivants construisent ensuite une « habitation » à Port-Royal, actuellement Annapolis-Royal en Nouvelle-Écosse : ce sera le premier établissement américain permanent au nord du Mexique ; il date de 1605. C’est pourtant 1604 qui est retenue comme date historique, celle de la fondation de la « Nouvelle France ».

À l’époque, personne en Saintonge ne se serait intéressé à l’événement. Personne d’ailleurs n’en aurait été au courant. Sauf peut-être quelques familiers qui devaient faire des gorges chaudes de la vente d’un beau domaine à Royan pour financer un voyage aussi incertain ! Ce qui motivait alors les Saintongeais tournait plus autour de la paix religieuse en train de s’établir et des « mamelles de la France » prônées par Sully ; certainement aussi d’une poussée de peste à La Rochelle et dans quelques villes proches qui avait de quoi inquiéter…

Si aujourd’hui cette fondation de la « Nouvelle France » prend autant d’ampleur en Saintonge, c’est que deux enfants du pays y tiennent le premier rôle : Pierre Dugua de Mons en est le promoteur et Samuel Champlain le cartographe. Dugua est de Royan, Champlain de Brouage. Dugua a déjà une belle carrière militaire derrière lui et pour le remercier de ses états de service, côté protestant, Henri IV lui octroie une pension de douze cents couronnes, le nomme gentilhomme de la maison du roi et gouverneur du château de Madrid à Neuilly, puis de la ville de Pons. Champlain est moins connu et d’extraction plus modeste ; il est fourrier à l’armée – catholique – de François d’Espinay de Saint-Luc puis part pour une grande navigation en Amérique, entre Antilles et Saint-Laurent, au cours de laquelle il met à profit les techniques de topographie apprises à Brouage, auprès de l’ingénieur de la place-forte, Leber du Carlo. À son retour en 1603, il publie un premier livre appelé Des Sauvages qui obtient un certain succès.

Voilà pourquoi les célébrations du quatrième centenaire de la « Nouvelle France » ont été aussi nombreuses en Saintonge et quasi ignorées ailleurs ; Dugua et Champlain en furent les héros car ils figurent une des caractéristiques de notre personnalité régionale, le goût pour l’aventure maritime avec ce qu’il comporte de projection de soi, d’exploration et même souvent d’exotisme… On le sait, il ne s’agit pas d’une dominante absolue de notre identité mais d’une attraction, d’une perspective, à la façon qu’ont nos paysages marins de se fondre lentement en leurs rivages : la Charente-Maritime se reconnaît en deux mouettes, une verte pour ses racines, une bleue pour son évasion, sa projection. Mais une projection en mineur car notre mouette bleue n’aime guère les violentes marines de tempêtes et leur préfère les coloris un peu délavés tels que les rend l’aquarelle.

Le Québec est parfait pour cela : parce qu’il est d’un temps si lointain qu’on peut en tirer légende, côté mouette bleue, il répond à notre goût pour l’aventure de façon mesurée, tempérée, presque délavée comme une vieille carte géographique qui aurait beaucoup servi ; côté mouette verte, il ressemble à un vieux cousinage dont le plaisir serait de retrouver la tombe de l’ancêtre commun et aussi son langage qui, du coup, reprend belle allure. Autrement dit, le rêve américain revigoré par une touche de village. Et cela fonctionne des deux côtés de l’Atlantique : pour continuer de filer la métaphore de nos mouettes, plutôt dans les tons bleus en Saintonge, plutôt dans les verts au Québec.

Première pierre de la future maison de Champlain à Brouage, journées Dugua de Mons à Royan, visites protocolaires de l’ambassadeur du Canada à Brouage, à Royan, à Pons et à Fléac (au château d’Ardennes), publication de plusieurs livres sur Champlain, parution d’une nouvelle biographie de Dugua de Mons (la troisième en six ans !), édition d’un timbre à son effigie et réalisation d’un film vidéo le concernant, conférences, expositions, spectacles, feux d’artifice un peu partout en Saintonge sur le thème de la Nouvelle France… on a même eu droit à des « dîners de l’espérance » reconstituant en habit d’époque les soirées offertes par les notables de La Rochelle aux émigrants, la veille de leur départ, et une « dictée francophone » tendant à démontrer que les cousins des deux côtés de l’Atlantique possèdent le même patrimoine de mots.

Je retiendrai de cette avalanche de symboles commémoratifs l’incontestable climat de concurrence entre Champlain et Dugua. Nos deux héros sont rarement célébrés comme le voudrait l’harmonie d’une fête de famille, mais en perpétuelle rivalité. L’antagonisme vient de la renommée de Champlain et de l’oubli dans lequel était tombé Dugua. Du coup, l’ancien patron de la Nouvelle France est devenu le challenger de son adjoint dans la mémoire historique.

Les raisons expliquant cette prééminence de Champlain sont multiples : on a prétendu que le protestantisme de Dugua l’aurait handicapé face au catholicisme de Champlain ; cela me semble une pure paranoïa de minorité religieuse, alors qu’il existe des motifs évidents à la différence de notoriété. Dugua est avant tout un commerçant qui souhaite profiter de la grande vogue des chapeaux en fourrure de castor ; Champlain, lui, est un explorateur qui cherche toute sa vie l’équivalent du cap Horn au nord, autrement dit une voie alternative vers le Pacifique et la Chine qui permettrait à la France de rivaliser avec l’Espagne ; outre cet écart dans le mérite social – l’aventure vaut toujours mieux que le tiroir-caisse –, le fait que Champlain ait raconté ses Voyages avec un talent certain qui flattait le goût de ses contemporains pour l’exotisme reste la raison principale de son dominat d’image. Un conteur exemplaire d’explorations qui font rêver contre un mercanti muet abrité derrière son privilège, la lutte est forcément inégale !

Et pourtant Dugua revient, comme on dirait dans une épreuve sportive… C’est d’abord dû au goût actuel pour les oubliés de l’histoire, notre époque se plaisant tout particulièrement à réparer ce qu’elle considère comme des injustices de la mémoire. En second lieu, il est clair que Dugua, plus que Champlain, a été récupéré par les souverainistes québécois : considéré comme le vrai pionnier de la colonie alors que Champlain reste un simple explorateur, son « habitation » a été reconstruite à Annapolis-Royal et de nombreuses manifestations symboliques ont eu lieu autour de son nom. Royan, son lieu d’origine, n’a fait que suivre. Enfin, si Dugua revient nettement à la surface en termes d’identité, autonomiste au Québec, régionaliste en Saintonge, c’est aussi parce que l’image de Champlain est en train de se diluer.

J’en veux pour illustration un livre publié en début d’été : Champlain ou les portes du Nouveau Monde, cinq siècles d’échanges entre le centre-Ouest français et l’Amérique du Nord ; il s’agit d’un collectif, un bel ouvrage d’ailleurs, mais qui finalement parle peu de Champlain au profit des liens de l’ensemble de la région d’entre Loire et Gironde avec l’Amérique du nord, elle aussi prise dans sa totalité. Autrement dit, le Saintongeais Champlain, explorateur du Québec, se voit délocalisé en une sorte de projection atlantiste, aussi floue que superficielle. Dans le même temps Dugua s’enracine. Or le Québec et la Saintonge vivant essentiellement de leurs racines, je ne serais pas surpris qu’à terme, et localement, Dugua reprenne ses galons face à son ancien lieutenant.

On considère généralement qu’il n’y a rien de plus stable et de plus durable qu’une identité régionale. Avec ce sous-entendu négatif qu’il n’est rien de plus étroit et de plus conservateur ! Or rien n’est plus subtil que la cote d’amour et d’attachement qu’on accorde aux images. Quelque chose de fluide, un peu comme des sables mouvants, en perpétuelle évolution, même si celle-ci apparaît lente et quelquefois pleine de contradictions. Si cette promenade en compagnie de nos deux champions de l’identité saintongeaise dans ce qu’elle possède d’ouverture au monde a pu contribuer à montrer que notre attachement n’est fait que de nuances, j’en serais le plus heureux des Xaintongeois, puisqu’à l’époque c’est ainsi qu’on nous appelait.

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