Réception de Alain Quella-Villéger
20ème siège, quatrième titulaire.
Historien de la culture charentaise et de l’exotisme (Rochefort 1955 – ). Docteur ès lettres avec une thèse de 1987, Pierre Loti et la politique méditerranéenne de la France (L’Harmattan, Paris, 1992), il est enseignant d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers. Il est surtout connu pour ses travaux qui font de lui un des grands spécialistes de Loti. En 1980, il crée la Revue Pierre Loti avec Daniel Hervé qui tient trente-six numéros, jusqu’en 1988, autour d’environ trois cents lotiniens convaincus. À la mort d’Hervé, il élargit son champ d’intérêt et crée les Carnets de l’exotisme (vingt-cinq numéros depuis 1990). Loti et Rochefort y demeurent présents, mais insérés dans le grand courant de l’exotisme dont il est symboliquement bienvenu que ce soit un enfant de Rochefort qui en maintienne le souvenir. Parallèlement, il publie les biographies de Loti en 1986 et de Farrère en 1989 (toutes deux aux Presses de la Renaissance) ainsi qu’un Istanbul sous le regard de Pierre Loti (Casterman, Tournai, 1992). Autour de sa revue et maison d’édition spécialisée qu’il a appelée Le Torii, du nom des entrées de temple au japon, il publie également des poèmes personnels comme ceux parus en 2004 sous le nom de Première Rue à gauche après le soleil : « Les méridiens eux-mêmes se mettront à danser, implorant dans nos yeux des solstices de miel. » Particulièrement intéressé par les manifestations culturelles charentaises du début du siècle, on lui doit de nombreux articles éclairant la période ainsi qu’un texte remarquable sur l’esprit de la littérature régionale considérée comme se projetant « avec vue sur la mer », texte écrit en coopération avec Jean-Paul Bouchon (pour la partie poitevine) et introduisant Gens de Charentes et de Poitou, un volume réunissant plusieurs couvres romanesques de la région (Omnibus, Paris, 1995). Il est également l’auteur et coordinateur d’un gros ouvrage collectif sur Poitiers, une histoire culturelle 1800-1950 (Atlantique, 2004). On lui doit aussi une biographie de René Caillié (Atlantique, Bordeaux, 1999), une biographie collective de Marcelle Tinayre et des siens, Belles et rebelles (Aubéron, Bordeaux, 2000, ouvrage primé par l’Académie de Saintonge) ainsi que la publication des archives de Gaston Mauberger, le secrétaire de Loti (Dans l’Intimité de Pierre Loti, Croît vif, 2003). Son premier roman, Port sépia (Croît vif, 2002, prix Royan-Atlantique 2003), est l’expression de sa passion pour Rochefort et sa Belle Époque. Membre de l’Académie depuis 2006.
Réception d’Alain Quella-Villéger par Marie-Dominique Montel
Cher Alain Quella-Villéger, avec vous l’Académie de Saintonge est bien lotie. J’avais prévu de terminer mon discours avec ce calembour délicat, mais il me paraît tellement approprié que je ne peux résister au petit bonheur de le caser dès le début de votre éloge. En vous comptant désormais parmi ses membres, l’Académie de Saintonge accueille en effet, le grand spécialiste de Pierre Loti ; vous qui avez tant contribué à renouveler l’intérêt pour le célèbre écrivain rochefortais à qui vos travaux ont donné une seconde jeunesse et acquis de nouveaux lecteurs.
Comme Pierre Loti, vous êtes Rochefortais ; et je suis heureuse de voir parmi nous, une fois n’est pas coutume, non seulement un écrivain, un historien, un rédacteur en chef de revues littéraires, un poète mais aussi une vedette de cinéma. Et de quel film ! Le film emblématique de votre ville natale. Vous êtes en effet avec votre frère jumeau, les copains d’école de Boubou le petit frère des Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy. Je vois que 100% de l’auditoire masculin dans cette salle dresse l’oreille et commence à ressentir sérieusement les affres de la jalousie. Un pincement qu’ils n’avaient pas éprouvé en écoutant le début de votre palmarès intellectuel, eux qui se préparaient à entendre avec une sympathique et sereine admiration le récit de vos succès ne s’attendaient pas à cela. Et oui, il n’est pas donné tous les jours de rencontrer quelqu’un que Catherine Deneuve et Françoise Dorléac venaient attendre à la sortie de l’école. Il faut venir à l’Académie de Saintonge pour apprendre à conjuguer le verbe envier mais surtout pour toucher du doigt, l’influence du cinéma sur les cœurs et les talents charentais.
Ce sont bel et bien Les Demoiselles de Rochefort qui vous ont amené parmi nous, car il faut reconnaître que là se situe la naissance de votre vocation. Vous aviez une dizaine d’années à l’époque, et sous l’influence d’une histoire d’amour et d’un merveilleux professeur de français du lycée, vous avez décidé d’écrire votre journal pendant ce tournage auquel vous avez été mêlé. L’expérience a d’ailleurs été passionnante puisque (et là ce sont les auditrices qui vont être jalouses) vous avez même effectué quelque pas de danse avec Gene Kelly, ce qui avouons-le n’est pas donné à tous les académiciens. Dans le scénario, Gene Kelly s’apprêtait à tomber amoureux de Françoise Dorléac. C’est le moment ou il chante : « Je viens à Rochefort pour revoir un ami, je rencontre une fille et j’en deviens crazy », c’est le moment où, toutes les histoires du cinéma ne le mentionnent pas, il danse avec Alain Quella-Villeger. Le film s’est achevé, les demoiselles sont reparties avec Gene Kelly, mais le virus de l’écriture ne vous a plus quitté pour notre plus grand bonheur et visiblement pour le vôtre.
Vous avez donc un frère jumeau qui est lui aussi tombé dans l’écriture quand il était tout petit, versant bande dessinée, il s’appelle Didier Quella-Guyot. Les jeunes Quella qui se ressemblaient par tant d’aspects ont décidé de se démarquer en adoptant chacun comme deuxième nom de famille celui de leur épouse, une coutume qui leur vient peut-être d’Espagne, le pays d’origine de leur papa. Votre maman, elle, est charentaise, d’une longue lignée paysanne des environs de Tonnay-Charente. Et, cela ne s’invente pas, vos parents se sont rencontrés en faisant les vendanges. Ils ont eu quatre garçons, se sont installés à Rochefort où vous êtes né. Nous noterons également leur rôle dans un événement considérable de votre adolescence. Un jour, lorsque vous aviez quatorze ans, vos parents vous ont emmené en vacances en Turquie. La découverte d’un univers et d’une civilisation différente, la fascination que vous avez ressentie lors de ce premier voyage allaient vous marquer pour toujours. À peu près en même temps, en classe de seconde, vous avez rencontré Pierre Loti. Ce sont deux moments-clé de votre histoire intellectuelle qui après votre amitié cinématographique pour Boubou ont orienté votre vie.
Vous êtes historien, professeur agrégé. Votre thèse, en 1987, a pour titre Pierre Loti et la politique méditerranéenne de la France. Vous avez par la suite créé la Revue Pierre Loti puis les Carnets de l’exotisme. Vous êtes l’auteur d’une biographie de Pierre Loti qui fait date. Dans l’œuvre et la vie de cet écrivain à succès, victime de sa propre image d’Épinal, vous dépoussiérez l’exotisme Belle Époque, vous rééditez des textes méconnus, vous découvrez des documents inédits. Sans dissimuler ses « falbalas », ses attitudes d’opérette, vous nous montrez qu’il suffit d’écarter le mélodrame un peu kitch pour découvrir des passages superbes dans Le Roman d’un spahi, dans Le Mariage de Loti, dans les récits de voyage. Ce Loti est inégal, dites vous, parce qu’il mena une triple vie. Une vie officielle d’officier… de marine, représentant la politique française outre-mer. Une vie scandaleuse pleine de vahinés, de geishas, de bateliers et de travestissements. Une vie d’écrivain qui traduit ses expériences en mots, au plus juste d’un réel talent d’observation, mais aussi, comme vous l’avez si bien montré, en dessins. Bref, vous nous faites à la fois comprendre pourquoi nos grands-parents succombaient aux charmes d’Aziyadé et de Madame Chrysanthème, et pourquoi encore aujourd’hui ses récits nous emballent tant.
Pierre Loti n’a pas inventé la nostalgie ; et l’exotisme existait avant lui. Ajoutez qu’une femme dans chaque port est un ingrédient littéraire vieux comme la marine. Pourtant, c’est la recette qui a fait de lui l’un des plus grands succès de librairie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Exotisme et nostalgie, en chanson on dirait aujourd’hui : J’aimerais bien voir Syracuse pour m‘en souvenir à Paris. À l’époque de Pierre Loti, en chanson, cela donne L’Île du rêve de Reynaldo Hahn, un ami à la fois de Marcel Proust et de Pierre Loti, qui a mis en musique (en opérette) le premier roman de l’écrivain qui se passe à Tahiti, cela donne disais-je L’Île du rêve de Reynaldo Hahn ou encore La Vision de Loti, quatuor vocal de Massenet. Je prends plaisir à citer et à saluer ici l’un de vos textes qui m’a beaucoup plu, un essai sur Pierre Loti et la musique où l’on découvre chez cet écrivain, un souci presque ethnologique de collection et de transcription. Il est le premier des étonnants voyageurs à porter une telle attention à la bande son de ses voyages. Capable aussi bien de jouer au piano en pleine mer et par plaisanterie Le Désert de Félicien David que de noter avec un regard, je devrais dire une oreille étonnante pour l’époque, les musiques japonaises, comme les chants de l’île de Paques… Son goût pour le lointain est novateur à cause de l’intérêt réel et intelligent qu’il porte aux civilisations qu’il découvre.
Dans l’impossibilité de citer tous vos articles, je mentionnerai encore deux ouvrages remarquables sur Loti : Dans l’intimité de Loti, intimité que nous révèlent, grâce à vous, les archives de son secrétaire. Et Istanbul sous le regard de Loti qui a dû vous rappeler les bonheurs de votre premier voyage.
Vous enseignez l’histoire et la liste de vos publications et de vos communications couvre douze pages sur internet. Vous êtes le spécialiste de l’histoire coloniale, de l’exotisme, des récits de voyage. Je voudrais saluer comme elles le méritent deux biographies passionnantes, celles de Claude Farrère et celle de René Caillié, un autre héros charentais au Panthéon des explorateurs car il fut le premier à pénétrer dans la ville mystérieuse de Tombouctou. Avec de tels parrains, inutile de préciser que vous êtes vous même un grand voyageur. Pour vous la Charente (et surtout Rochefort) est un lieu ouvert à la curiosité, une contrée qui donne sur le bout du monde. Vous avez-vous même visité Tombouctou et fait le tour de la terre, vous donnez des conférences à Nice, à Séoul ou à Fort-de-France, vous avez une fille qui porte le joli prénom d’Évangéline, en hommage à nos cousins acadiens du Canada.
Je vois d’ailleurs que j’ai sauté une étape. Un jour les sirènes de l’exotisme, le goût des contrées lointaines, des horizons inconnus et des étoiles nouvelles vous ont entraîné… à Poitiers, dans le sillage d’une jolie Poitevine. C’est à Poitiers que vous enseignez, à Poitiers que vous avez transplanté votre amour pour les voyages, pour l’histoire et pour la Saintonge. C’est le ciment de votre œuvre qui comporte encore une biographie, celle de Marcelle Tinayre, écrivain, romancière de Barbezieux, ouvrage primé par l’Académie de Saintonge. Mais on vous doit également un très beau livre sur la Grande Guerre par ceux qui l’ont vécue intitulé 14-18, grands reportages.
Tout ceci démontre assez que vous êtes un historien atypique. Un historien passionné de littérature. Vous l’expliquez de la plus jolie façon qui soit lorsque vous dites que « certains romans en révèlent davantage sur l’histoire que bien des bouquins d’histoire, que les romans sont souvent de beaux sujets d’histoire car l’historien ne doit jamais oublier que le vraisemblable est plus vrai que la réalité ».
Vous avez su cultiver l’art d’être incontestable sur le fond en restant impertinent dans la démarche. Et pour mieux illustrer cette conviction, vous avez écrit vous-même un merveilleux roman intitulé Port Sépia, un hymne à votre ville de Rochefort et à ses personnages de la Belle Époque. Un livre qui vous vaudra de figurer aux côtés de ces écrivains d’ici à qui vous avez rendu un si bel hommage dans votre excellente préface à l’énorme bouquin intitulé Gens de Charentes et de Poitou. Un texte qui constitue l’une des meilleures introductions qui soient à la littérature de notre région… Vous avez récidivé d’ailleurs dans la même collection avec un livre sur les écrivains enchantés par la Polynésie, inutile de préciser que certains sont par hasard également charentais. Enfin vous êtes un poète rare, rare par la qualité car vous publiez assez régulièrement de fort jolies choses autour de votre maison d’édition spécialisée qui s’appelle le Torii, du nom des entrées des temples japonais. «Première rue à gauche après le soleil », cela pourrait être votre adresse, c’est le titre de l’un de vos recueils de poèmes.
Vous êtes fidèle à la tradition de nos villes du littoral, tournées vers la curiosité et les ailleurs, et qui attendent le retour des grands navires. Vous êtes chez vous parmi les écrivains voyageurs… Vous nous apportez l’air du large, le vent de l’histoire, les brises de la littérature et de la poésie. Cher Alain Quella- Villéger, décidément avec vous l’Académie de Saintonge est bien lotie.
HOMMAGE À JACQUES DANIEL par Alain Quella-Villéger
Prendre la place d’un prédécesseur, c’est d’abord la lui restituer… Mais un exercice littéraire, et non moins anthropologique, consisterait à écrire la biographie du fauteuil en question, non pas celui d’un roi, encore moins de style, à la rigueur paysan et vermoulu, en tout cas celui d’une académie savante. Il y a d’excellents fauteuils très design à la BNF comme dans les plus humbles bureaux d’érudits, et la pensée qui aime marcher, leur garde gratitude d’une recherche confortable. Mais si l’objet semble par nature condamné à l’immobilité casanière, on sait combien chacun y a lu de romans d’aventures, de récits de voyage, de mauvaises nouvelles dans le journal, voire qu’on y a dévotement écrit des lettres d’amour. Finalement, rien de plus dangereux qu’un fauteuil qui vous prend dans ses bras avec trop de tendresse ! On risque de s’y endormir et de ne jamais écrire le discours de réception voulu ! On risque de s’y évader pour ne plus revenir et ne laisser qu’un discours de déception. Le fauteuil, lui, ne dort jamais ; il veille, comme un phare.
En l’occurrence, la biographie du XXe fauteuil dont on m’offre aujourd’hui les accoudoirs et le dossier, commence en 1959. Il ne me déplaît pas d’y avoir eu pour prédécesseur Yvon Bizardel, écrivain et historien de l’art (1891-1981) qui fut conservateur du musée Galliera puis directeur des Beaux-Arts à Paris et signa Lapaquellerie quelques récits de voyages, et j’ajouterai ami d’une romancière qui m’est chère et chère à la Saintonge barbezilienne ou oleronnaise, j’ai nommé Marcelle Tinayre.
Son successeur de 1982 à 1995, dont dans ma jeunesse rochefortaise j’ai souvenir de la haute stature, Camille Gabet (1902-1996), fut l’actif refondateur de la Société de géographie de Rochefort, dont je suis membre, et qui m’a marqué, enfant, pour ses séances de cinéma et ses conférences et parce que mon oncle faisait de l’archéologie avec lui (et j’ai beaucoup entendu parler alors de la villa gallo-romaine de Pépiron à Saint-Just).
Quant à Jacques Daniel, pour l’avoir croisé, je ne l’ai pas connu, aussi n’aurai-je pas le mérite de vous dévoiler des souvenirs personnels pour en saluer chaleureusement la mémoire, mais il ne me déplaît pas qu’il ait été un de ces érudits ne faisant pas profession universitaire du savoir, la recherche n’étant le monopole de personne. S’il occupa ce fauteuil de 1996 à 2005, cela signifie surtout que sa mort prématurée au seuil d’un retour définitif au pays, à quelques mois près, a privé ce fauteuil d’un retraité à plein temps, qui l’aurait mieux occupé que je ne saurai le faire !
Jacques Daniel est décédé le 9 janvier 2005 à Paris, où il était né le 12 février 1921, de grands-parents maternels ostréiculteurs à L’Éguille, village charentais de son enfance et commune à laquelle il revenait avec une fidélité familiale, intellectuelle et identitaire, au point d’avoir consacré à cette commune son opus de référence, L’Éguille en Saintonge, prix de l’Académie de Saintonge 1994. Dans sa préface, Jean Glénisson saluait « la subtilité, la patience et l’esprit de méthode » d’un véritable historien, et combien ce volume de 500 pages est un modèle du genre !
Il a travaillé beaucoup avec Robert Colle, dont je lisais autrefois les chroniques dans Sud-Ouest, mais, surtout, Jacques Daniel a été un homme de terrain, pas seulement confiné dans les bibliothèques, dont il connaissait bien les arcanes – des archives départementales à la Bibliothèque nationale—, mais également amateur de cheminement dans les ruelles et les maisons privées, et enfin collectionneur avisé sachant dénicher sous la poussière ou dans un catalogue l’ouvrage rarissime.
C’est l’usage, certes, dans une chronique nécrologique de vanter les vertus des disparus. Pourtant, ce sont bien les témoignages sincères, désintéressés que j’ai lus ou entendus, qui insistent sur le sourire, la gentillesse, la bonhomie de Jacques Daniel, et sur sa disponibilité pour les jeunes chercheurs. La recherche est une chaîne, une fratrie de motivations croisées ; sans cette conception généreuse du savoir échangé, on n’est qu’un triste sire. Jacques Daniel, peu conférencier par caractère mais soucieux de faire partager sa curiosité au besoin par la visite, salle par salle, escalier par escalier, d’anciens hôtels particuliers (comme l’a joliment raconté Michelle Lallement), en autodidacte comme en homme sachant la valeur du dialogue, s’est placé sur le terrain de la transmission, toujours apte à communiquer à autrui le fruit de ses travaux, avec une générosité qu’aucun carriérisme n’était susceptible d’entraver. Il avait même prévu de léguer ses collections à son village pour une fondation dont le pays de Seudre aurait pu s’enorgueillir.
J’aime assez ses réticences et ses contradictions, qu’a pertinemment relevé Bernard Tastet : « Le physiocrate de L’Éguille est directeur financier chez Honeywell-Bull. L’auteur qui n’a jamais écrit qu’à la plume est allergique à l’ordinateur dont il contribue à inonder le marché. Le cadre de la rive droite, assidu à la Bourse, passe tous ses loisirs dans les cercles et chez les bouquinistes de la rive gauche. L’homme des chiffres le jour se mue le soir, sinon en homme de lettres, du moins en consommateur de mots pour écrire l’histoire de son pays », et ce dernier n’était point Paris, mais la Saintonge, mais L’Éguille. Il fut d’ailleurs membre de la « Cagouille » charentaise.
Je retiens aussi de Jacques Daniel son goût pour les gravures et surtout les cartes anciennes, pour les plans. Ma formation de géographe, puisque la France depuis Vidal de La Blache a « pacsé » le couple histoire-géographie, a toujours plaisir a trouver l’écho ou l’appui de la cartographie dans une pensée. Que le savoir, par cette représentation iconographique, ait ainsi une relation avec l’espace, dimension à part entière de l’histoire culturelle et de la réflexion sur l’imaginaire, me semble d’une fructueuse fertilité intellectuelle. Du cadastre aux grands rêves exotiques, il n’y a qu’un pas : il y a toujours eu au bout du jardin de mes parents une ruelle nommée René Caillié ; et on se retrouve ainsi un jour soi-même à Tombouctou !
Parce que Tombouctou est souvent présenté comme en marge du monde, une sorte de non-lieu, je dirai que L’Éguille est un de ces « non-lieux » – ce n’est pas péjoratif, évidemment – particulièrement signifiants : « Pas de batailles, pas de massacres ou de destructions pour immortaliser son nom », écrivait Jacques Daniel. Non, en effet, rien de cela, mais la vie des hommes et des femmes – moins de 1000 – par 3° 18’ de longitude ouest et 45° 42’ de latitude nord ; des familles qui ont noms Joubert ou Gombaud, Groslier, Froger ou Torchut (l’un était marin sur le Vengeur, coulé en 1894). Même le paysage ne retient pas l’attention, ajoute notre historien : « S’il n’a rien de grandiose, il est harmonieux, rien ne choque le regard, les yeux sont heureux ». C’est un bord de Seudre plus que de mer, un bord du monde en tout cas, avec ses pêcheurs, ses saulniers, ses laboureurs, puis dès le XVIIIe siècle ses ostréiculteurs.
Jacques Daniel pensait qu’on aurait pu faire l’économie de la Révolution française, mais on ne refait pas l’histoire, la « grande » du moins – ce qui n’interdit pas de toujours tenter de la réinterpréter. La « petite », en revanche, reste souvent à élaborer, cette histoire locale volontiers méprisée, alors qu’à L’Éguille comme ailleurs elle n’est à l’abri ni des grands faits religieux, ni du choléra de 1832. Le monument aux morts de 14-18 aligne plus de trente morts au front et, en 1963, le général de Gaulle s’arrête goûter une huître de Marennes, avant d’aller à Rochefort – où je l’ai vu, s’adressant à la foule sur la place Colbert.
Qu’on me permette, pour clore ce petit discours de réception, ayant conscience de n’avoir sans doute pas absolument respecté les règles de l’art protocolaire, de revenir aux fauteuils, éléments, on s’en doute bien, de l’identité comme du patrimoine saintongeais. Jacques Daniel publie dans son copieux volume d’intéressants inventaires après décès ou d’émigrés de 1792 : j’y relève des chaises en paille, des fauteuils garnis en tapisserie ou tapissés de velours, des pliants en toile, quelques canapés, « une chaise mauvaise et un mauvais fauteuil », et même « une chaise de commodité garnie de son pot » !
Pour achever la biographie de ce XXe fauteuil qui me tend les bras et que j’imagine paillé plutôt qu’à ronds de cuir, mais en bois tropical plutôt qu’en vieux pin, et aucunement « mauvais » ; qu’on me permette donc d’ajouter que son nouveau locataire, spécialiste de l’exotisme, est plus prompt à vanter les charmes du nomadisme qu’à se sédentariser autour d’une table ronde, fût-ce pour le huis-clos sympathique d’une éminente académie. Peu porté sur les médailles et autres congratulations officielles, je n’aurais jamais été candidat à une telle charge, et je mesure l’honneur qui m’est fait en me l’offrant. À défaut d’y pratiquer la chaise vide, on doit s’attendre – et j’en ai immédiatement prévenu le directeur –, à ce que des courants aériens ou marins, et quelque indocilité, ne la bousculent parfois sur ses pieds de derrière.
Ma conception du régionalisme, aucunement localière ou rétrécie, est ouverte sur le monde, avec vue sur la mer – le fleuve Charente lui-même ne s’en prive pas. Mes campagnes incluent de belles plaines de l’Inde et du Japon, mes îles d’Aix et d’Oleron ont des demi-sœurs hors de l’Atlantique, mes banlieues sont plutôt Istanbul à cause de Loti, ou Tombouctou sur les traces de Caillié. « Partir, c’est mourir un peu ; rester c’est s’enterrer beaucoup », écrivait Jacques Lacarrière, mais revenir et appartenir, c’est choisir en connaissance de cause, n’être pas saintongeais par déterminisme ou par inadvertance (encore suis-je devenu aussi très poitevin) – Henri Fauconnier avait stipulé quelque chose de ce genre.
Ni huître enfermée dans une claire (on y gagne en verdeur ce que l’on y perd en liberté), ni moule piégée sur un bouchot de marée basse, on voudra bien me pardonner de rappeler qu’un fauteuil aide à rêver s’il est rocking chair, et à partir dans le train ou dans l’avion. Au pire, s’il est pliant, je l’emporterai avec moi…
Je vous remercie.